Patience de l'ombre nouvelle tentative d'éclaircissement
« L'ultime n'est pas de se maîtriser mais aimer à partir d'un centre tel que l'on ressente autour de la détresse et du courroux le tendre et le doux qui enfin nous entourent. » Rainer Maria Rilke, Lettres
Il est, dans la rumeur infatigable des mots, des livres, des pages, des vers révélateurs du fond desquels un contour presque une forme de l'esprit apparaît, l'esprit du lecteur en son centre sonné, à sa place toute proche, sa propre place bientôt – ignorée. Non pas qu'il est des livres qui légitimeraient de leur autorité ce que nous croyions penser au préalable de leur lecture, mais des mots qui nous savent, de leur provenance, de leur lointain nous révéler le fond sur lequel nous surnagions jusque-là ; des mots qui nous cernent. Que telle maigre pensée, tel sentiment vague et tenace prennent place et s'élargissent en cette révélation ne goûte pas du miracle, mais relève de la longue histoire des êtres auxquels les idées n'appartiennent pas, de ce lointain, jadis levé ici, l'histoire secrète de ce mûrissement. L'histoire nôtre où n'avait pas bougé en notre absence l'ombre de l'armoire en chêne, l'ombre avait attendu, l'ombre ou la couleur d'un temps, obscur miroir élastique de notre réflexion ; l'histoire de ceux qui n'oublient pas, bien malgré eux parfois – les Hommes –, l'histoire de ces enfants, de ces femmes, de ces êtres qui n'oublient pas ce qu'ils n'ont pas vécu, ni vu de leurs yeux propres, mais qu'ils sentaient dans l'indistinct passer et dont ils n'avaient pas pressenti l'avènement pointant ce jour en leur esprit, et histoire à laquelle se sont tressés les faits (ce qui a été fait jusque-là), les leurs, les autres. Telle la longue Inconnue à laquelle nous relie le tesson trouvé depuis la terre de ses mains sur le tour d'un vase, depuis son four puis sa brisure et son éparpillement jusqu'à nous, lointaine queue des objets dans le fouillis des racines du temps. « Tant de choses nous ont passé devant les yeux que nos yeux n'ont rien vu, mais plus loin et en arrière flotte la mémoire, comme cette toile blanche d'une nuit dans les vergers […] » Georges Séféris Cette longue continuité jusqu'à nous autres demain, depuis les Modernes les Anciens – nos prochains –, la longue chaîne de fanaux sous laquelle s'éclaire notre amour de la lumière de l'ombre, forêt bleue ou en ces demeures aux vécus innombrables, nos amitiés pour les heures de l'entour, jaunes ou blanches d'évanouissement, aigu notre éveil aux pierrailles (or précieuses les pierres le sont-elles de rareté ?), notre appétit d'éclats antiques, nos éloges des mûres à l'écoute des abeilles, ou sous « le feuillage immobile d'un poivrier » (G. Séféris)… la beauté, certes, de « l'œil rouge du chaudron de l'aurore » (Sylvia Plath), d'un châle pivot d'une chambre, d'un agencement quantique, un silence amoureux, l'émerveillement, certes flottantes ces îles sans leur nom encore… notre haute attention les accueille (ce qui ne pourra être chassé du romantisme, le sens poétique des sens intacts, presque intacte sensible corde) ; la poésie notre faveur perdure, favorable, le sentiment s'éternisant peut-être. Ceci n'est pas « tomber dans l'esthétisme et la préciosité » (Rilke), ceci n'est pas vétuste anachronisme mais Présent comme l'est l'élève à l'appel matinal, à ceci près que ce n'est pas un maître à qui nous répondons mais une amie qui nous a vus naître. Peut-être est-il un âge à la révélation, car il lui fallut cette lenteur dans l'inconscience même de son avènement et, bien qu'elle puisse apparaître née d'aujourd'hui, lors elle n'est pas d'hier. Peut-être une longueur d'onde à ces êtres dépourvus de sonar fut-elle accordée, sur une ère de travail souterrain, par-dessous traversée de plus en plus précisément par ces livres révélateurs qui nous tombent dans les mains. Révélés trop tard ? -- certes non, car il est de la nature même de la révélation que de venir en son heur. Et il est une heure à l'esprit de connaître sa saison favorable. Il est temps donc de travailler, devant ce fond posé sur le métier de l'horizon – à la page du travail-printemps. Il est mûr, ce temps incompté de l'esprit, et la couleur du pourrissement pique la langue. Il est des êtres parvenus, sans y avoir travaillé, à la pleine et semble-t-il durable compréhension de et par leurs moyens limités jusqu'à leur concentration vive ; sans avoir sciemment travaillé à perfectionner leurs moyens limités mais en ayant travaillé sérieusement la matière qui, au long de cette histoire, informait en retour ces moyens avec acuité. Les moyens limités d'agir les mots et les images, les corps et les choses. Le temps de l'esprit mûr, à l'œuvre, ouvert à l'ouvrage. Aussi minuscule ou grandiose sera son terme, il connaîtra un achèvement, produira-t-il le sentiment d'un achèvement, une œuvre. Peut-être nullement du seul point de vue de son auteur, toujours en proie à l'inquiétude – quotidienne maintenant. Car le paysage semble désormais pressé. Il l'est dans la mesure où précisément l'œuvre à venir est déjà, c'était bien ça, comme antérieure à son centre d'accueil, elle attendait son dénouement ; son ratage hante. Oui, la révélation de certains vers lus en ces lumineux recueils fut l'indice, l'œuvre était là déjà – devant, tel un problème. Problème dont comme depuis toujours la solution reste le labeur, avec ces écueils, ces pistes d'errance, dans l'évidence même de cette tâche océane, au cœur de laquelle il m'est nécessaire et pressant désormais de ciseler une île. Peut-être… peut-être, en premier lieu, cette presque-urgence de devoir s'attabler à la tâche, par conséquent le prix déraisonnable de chaque jour à ne pas compter – leur poids de fonte en vers impondérables ! – l'étau du temps, peut-être n'est-ce que la dernière des illusions ? Mais être cependant à l'heure, pour la première, et dernière fois. La mort sans doute, non pas devant mais en ce cœur même, débitée en petites coupures qui ne se décompteront qu'à rebours, et encore : sombrant dans l'incommensurable. Quant aux fruits de cet été tout proche, îlots du centre constellés, ces fruits à ne pas hâter ni laisser s'abîmer : bulles de mercure dans l'océan, miettes au devenir antique ? Le temps mûr est l'aimer et rien ni personne sinon, en douce, la durée de cette maturation, n'enseigne cet art ; agréons qu'il n'est jamais trop tard de s'accorder avec ce qui peut presque paraître une exigence, de l'entour intérieur, l'ultime coup de dés. Des fruits encore, des fruits du fruit, de cet être réveillé, autour desquels il ne tourne plus comme en ellipses des pots, mais peut-être consciemment pour la première fois met-il l'esprit dans le plat. Être cette tâche, à l'œuvre pliée en son avènement propre – travail mon prochain –, droit de l'intérieur en songeant au sourire du repos.
À son heur propre aigu.
Tels sont à l'heure celle ou celui confiants qui comme poètes peuvent se dire « Je sais ce que je fais et je sais le faire », pour le moment qui leur est advenu. Au fond, non dans l'oubli d'un public futur mais, absolument, dans l'absence d'un pour, d'un écrire pour quelqu'un, ce qui préserve au poème son autonome gravitation. Cette forme d'un contenu venue, souveraine dorénavant et donnée en partage à tout un chacun, n'appartient à personne. Ceci signifiant que l’adresse à tout autre reste pliée à l’intérieur. Aussi bien modeler, composer, danser sans préoccupation du regard de l'autre, juste confiant, depuis ce centre, en la venue implicite d'un fruit atomique du cœur. Mais que dire d'un poème où semble s'être retirée la faveur de donner plaisir à « comprendre » et, par suite, plus dommageable encore, la joie de lire ? — Encore une fois, la fête est ailleurs. Cette poésie prescrit de comprendre de manière autre, comprendre entendre. La poésie ou la danse pense, et la musique. Lorsque la musique suivie est littéralement entendue, une parenté se devine entre cette écoute au plus près – une mélodie du sens des sons –et la lecture attentive d'un poème – une « mélodie » du sens des choses ? (causa mentale). Ces deux ententes sont bien distinctes, chacune en leur sens, chacune en-soi. Musique du sens, la poésie ? — Musique de la pensée, la danse des mots. Mais cette pensée n'est qu'autre, manière de travailler ce don d'un sens à l'avenir commun mais inouï (ce qui implique ne rien attendre de convenu – par avance – mais découvrir l'advenu) intraduisible (en un langage différent), tout autre manière d'après ce tournant, tournure d'esprit ou pensée parallèle de son roulement centré, folle manière descendue d'un choc de l'entour – de l'initiale sensation dans le noyau de glace de laquelle gît le minuscule rouleau du poème à dérouler avec précaution, ce qui implique de versifier, autrement dit de condenser, peindre de la sensation ineffable mais trop intense pour ne pas répondre à l'appel, en capter quelques reflets, quelques ombres. La sensation n'est pas cultivée mais sauvage, une démesure inculte, d'où l'immense intérêt de la poésie en son travail démesuré… Lancer des noms vers des choses et des choses vers des noms – la sensation doit passer entre la chose et son nom, et d'un nom vers sa chose inconnue autrement. Mais la sensation vécue, perdurante et divinement de trop est, par la suite, ressentie comme pas assez. En somme, partirions-nous de la sensation pour aller vers autre chose qu'elle-même ? Ne donnerions-nous jamais à la sentir première en soi mais sa seule trajectoire depuis son nuage d'étoiles de neige muette ? Or gît en une sensation la constellation d'une vérité – sans notre jugement ; la touche est vraie, mais qu'est-ce à découvrir ? Il faut découvrir cette vérité, impersonnelle en première instance, l'épreuve ne trompe pas : nous ne sommes que les réceptacles passeurs – mais de quoi ? Au final, la sensation initiale a connu une telle métamorphose qu'en-poème elle en paraît dissoute ; à moins qu'elle flotte sur le poème en tant que signature (tel le sourire du chat d'Alice), c'est possible. Mais le poème prend tout. Réordonne tout. Redistribue tout. Sensation en-poème, donc. Cette poésie ne raconte pas d'histoires. La poésie pense d'autre chose, depuis son époque, la poésie parle d'autre chose, elle se lève en poèmes qui, platitude aujourd'hui mais ne devons-nous pas le répéter, qui, donc, ne pouvaient advenir autrement qu'en leurs propres vers. Écouter Rilke : « Tout travail en faveur du monde actuel qui est capable de s'adapter est un travail vain ; la priorité appartient à la pure altérité. » … Il est évident qu'écrire la poésie est réfléchir or, cette évidence, nous ne nous la remémorons pas, nous la découvrons, bien qu'imprécisément. Comment ?— Qui sut ? Qui sait ? Qui saura ? La poésie est manière de penser hors langage (le courant) depuis les mots à venir, mathématique sonore, philosophie limite, science du vivant ? Haute épine que jouer de cette manière de réfléchir (et par suite de donner à repenser l'accord chacun en sa manière) tout en respectant l'ouverture de l'angle d'entendement sans laquelle le poème resterait à côté de lui-même. À l'adresse d'un lecteur à qui est demandé implicitement de réfléchir à son tour. Est attendu de son attention qu'elle bondisse en poésie, qu'elle n'escalade pas. Escalader un air vaudrait autant que l'expliciter… Le tableau intitulé Freux noir par temps pluvieux de Sylvia Plath n'est-il que le poème des conditions d'émergence limites de la poésie ? limites, a minima (« même en ce morne désastre ») mais inextinguibles à l'entour du poète, conjonctures noblement intarissables, lorsque « Quelque lumière mineure peut encore » suffire à « Bondir incandescente / De la table de cuisine ou d'une chaise / Comme si un feu céleste prenait par occurence / Possession des objets les plus obtus » : « Un bref répit à la peur / De l'omniprésente neutralité » (Of total neutrality)… Le freuxn'est-il qu'un cadre ? ou l'aveu reconnaissant de ce don accordé à une femme, aux enfants, aux hommes, la poésie, ce don et son abrupte falaise ? « […] franchement, je ne peux me plaindre »… Et l'oiseau détrempé, un prétexte ?! Expliciter le Freux noir serait, à l'aune de chacun, de l'ordre du possible, mais est-ce louable de clôturer ? d'éclairer la part d'ombre où est attendue voler la pensée entre impacts et échos ? « Implicitement beaucoup, explicitement très peu » écrivait Hegel. Polysémique la poésie ne s'ouvrira pas comme une grenade disposée à se faire dégoupiller une fois pour toutes (fixe énigme explosante telle une évidence ? évidence explosante telle une énigme ?), nous ne cesserons de relire, infinies seront les notes parallèles à son égard, et une flèche, la pensée qui s'y lit – scintillant faucon de l'ombre.
« […] Mais rusée, ignorant Ce que l'ange choisirait d'enflammer Soudainement sous mon coude. Je sais seulement qu'un freux Lustrant ses plumes noires peut étinceler Jusqu'à se saisir de mes sens, dessiller Mes paupières, et accorder Un bref répit à la peur De l'omniprésente neutralité. Une chance, Traversant entêtée cette saison De la fatigue, je pourrai Tant bien que mal assembler Une sorte de sujet. Adviennent les miracles, S'il t'importe de nommer spasmodiques Ces jeux d'éclats miraculeux. L'attente a recommencé, La longue attente de l'ange, De cette rare descente fortuite. »