À Orléans, du 27 au 30 juin 2012, dans la Galerie le B.O.L., présenté par La Mire1, un accouplement fleurissait sous nos yeux : l'installation vidéo Hommage au travail de Franck Gourdien. Deux films, La Chaise (2009) et L'impropriation (2006-2011), y donnaient naissance, puisque l'artiste avait choisi de les faire s'embrasser là côte à côte, à un « troisième film », fruit « suspendu » de cette union : la rencontre (ils étaient faits pour se rencontrer) entre le sujet d'une vérité, le gardien de musée et l'objet de sa pensée, « cette torture, celle du temps de ma vie d'“employé” à la disposition de l'“employeur” ».
Comme chacun le soupçonne, être gardien de musée (à plus forte raison dans un espace consacré à l'art contemporain) n'exige pas beaucoup d'intelligence… ni même de dévouement, c'est ce qui lui permet, au gardien, d'être là sans être là, dans le sens de demeurer là et d'être demeuré. Alors il passe une grande partie de son temps (le fameux temps imparti par l'employeur, ou temps « improprié ») à ne pas perdre la tête (contre les murs, par exemple), à imaginer ce que serait que d'être un super-héros du début du XXIe siècle, la grande époque des héros, oui plus grande encore que celle du XXe siècle. C'est cette occupation, qui ne l'occupe pas, qui lui donne ce super anti-pouvoir de super anti-héros et le fait sauter dans la capsule du temps mental pour aller… on ne sait où, avec pour viatique Aristote, Husserl, Pascal et la loi Aubry de 19982.
Mais c'est bien beau de ne rien faire, aussi faut-il être oisif ! D'aucuns diront : « L'oisiveté, mère de tous les vices ! » Bon ! Justement, délicieusement vicieux, le Gourdien de musée (de l'espèce Gourdienis Video, la plus comique), ce travailleur de l'art, fait quelque chose : il résiste à cette abjection, il réagit, dans sa chair, par une succession de petits gestes (en l'espèce, du genre Bustera Keatonis). Il est là, il est en observation (aliéné ? soins intensifs ? abduction ? – pour les familier de l'ufologie), sous nos yeux, sous les innombrables yeux de la Surveillance (depuis la boule noire de la caméra de surveillance jusqu'au poste de contrôle), et sous le microscope composé formé de deux groupes de lentilles convergentes qu'il met à notre disposition, vous vous rappelez ? à gauche, La Chaise et à droite L'impropriation3 et inversement et ainsi de suite, en boucle…
Le gardien de musée, pendant le temps qui lui est imparti, a le temps, il a tout le temps (qu'il n'a plus) pour percevoir toute l'absurdité de la vie, temps imparti pendant lequel il n'a pas de présent. Un présent sans présence. Un temps où le présent fait défaut. Une sorte de présent inexistant désagréable. Le gardien de musée réfléchit sur son sort et tout particulièrement sur sa tendance naturelle à disparaître, disparition pendant laquelle il se pose cette question lancinante : « dois-je ou non disparaître ? ».
Dans l'ambivalence de cette apparition-disparition, il fallait bien deux vidéo (« je vois, je vois »…) projetées en même temps, pour s'en apercevoir. Nous avons compris. Et nous avons bien ri.
P. D. - juillet 2012 - Le B. O. L. / Le 108, Orléans, F. G., Hommage au travail, installation vidéo
1 En 2012, La Mire poursuit son activité entre deux territoires, la Région Centre et Berlin. Orléans reste le siège social de l’association installée à Oulan Bator, Pôle d’Art Contemporain.
2 Je serais tenté d'ajouter, s'il est permis de philosopher sur le sujet abordé par Franck Gourdien, le nom de Moishe Postone au travers de son livre Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx (publié aux U.S.A. en 1993, en France chez Mille et une nuits en 2009), et notamment de sa façon de mettre un terme à la confusion qui régnait sur les notions marxiennes de « travail abstrait », « travail concret », « temps abstrait » et « temps concret ».
3 La dernière image de L'Impropriation, un plan sur le piédestal d'une sculpture disparue sur lequel est gravée la sentence « Hommage au travail », vaut son pesant de cacahuètes jetées à l'homo sapiens dans sa cage.