« Vous avez chassé le romantisme. Vous avez bien fait, mais je crains que vous n'ayez chassé autre chose avec… » A. Tchekov, Platonov
Savons-nous ce que nous sentons perdre ? Je sens, qu'il se perd quelque chose, que j'entends chercher. Peut-être est-ce la nature, à l'évidence inconcevable, de la perte, que de ne pas nous offrir la possibilité de connaître avec certitude son objet propre. Objet, de cette perte, qui nous est antérieur comme de la perte elle-même… Or, si ce dont elle est l'évanouissement, nous l'ignorons (et quels noms pour ce secret ?!), nullement son sentiment (la pensée ressentie). Un phoque, hier soir sur un rocher aux abords de la cale, nous apparut une dorade croquante entre les dents – un phoque (et une dorade) du toujours. Le crépuscule de l'obscur océan illumina nos yeux sans âge, les yeux de la plage. Dès l'aube, nous en parlions en premier – tel ce dauphin, prénommé depuis, qui nous revint, au ponton messager (de ton regard embué, Randy, que viens-tu nous rappeler que nous ne sachions… ?). Ce phoque fut le sujet inaugural de notre discours (le roi au centre de nos salutations – la Bienvenue) – hérauts que nous fûmes devenus de la bonne nouvelle dissimulée sous la surprise, oubliant que notre intérêt était précisément mû par la surprise qu'il y eûtencore quelque chose, quelque chose en notre cercle bien venu – un phoque ou une sirène – quelque chose qui nous clignait des yeux ; oubliant que la planète couvait encore, du moins était-elle sujette à ce don, de nous émettre ici et là quelque bulle vivante de son agonie. Ce qui fut porteur de notre sujet premier, le fond muet sur lequel reposait le phoque gris, cela s'éclaire : le monde nôtre s'agonise ; et cette agonie n'était plus clairement sous-entendue. Plus obscures les raisons de la perte antérieure, la nôtre en effet innommée – l'amitié du temps. Les Anciens, de jadis, les Maîtres anciens sont-ils venus nous laisser entendre, en un langage perdu lui aussi (peut-être en l'essentiel de la langue), ou bien serait-ce d'un orme une voix revenue ? un pan de mur jaune ou la cabane des enfants à l'ombre de la forêt… nous souffler à l'esprit que tout n'était perdu, mais alarmer. Alarmer d'une perte nôtre, sans la possibilité d'y serrer l'une de nos mains mais, encore peut-être, nous intimer de décocher les flèches antiques de demain, aussi ténues fléchettes qu'est longue la chaîne de l'ancre – de la poésie. De leur si lointaine terre à nous devenue homothétique, les Anciens, les mondes anciens nous lancent-ils encore des flèches – qui ne pourrait le supposer ? – nuages d'éclats dont quelques-uns, parfois, si rares, ne chutent pas à nos pieds mais traversent et agissent la couleur de l'esprit. La mesure ne joue en rien ici, dans ce qui n'est pas une inspiration ni une voix des Anciens mais, oui, le sentiment obscur d'une part d'ombre ancienne qui ne vient pas de la lettre mais peut intimer d'écrire d'aujourd'hui en leur nom. Et si l'obscur se lit, certes, il est du lointain – de l'épaisseur du temps où s'est diluée l'autorité d'auteur passé en-poésie, de part en part traversée du fleuve de l'impersonnalité. Et le problème, au vrai, cette opacité au-devant que nous devons éclaircir, reste dense. Mais il est des sens qui poussent et mûrissent infiniment à l'ombre. De la pointe de flèche les mots écrits, il arrive parfois que nous ne puissions plus remonter le sens devant le vers accompli, de fait irréversiblement inscrit devant nous, sans retour vers la source entendue, puis tarie du moins tue. Notre transparence qui en avait accueilli quelques gouttes s'obscurcit, puis dure l'opacité… Dorénavant ce sens est à venir – à remonter demain ; parions, « deviner peu à peu » (Mallarmé) ; nous nous acharnerons jour après jour à son éclaircissement, des années nécessaires à ce travail sans assurance, inachevable, ou bien une nuit unique lors de laquelle il s'entendra de lui-même, salaire sublime (la composition ne sera pas comprise telle une démonstration ou une description, mais entendue d'un jet, sponte sua, oui, suivant l'ombre de la trajectoire de la première flèche antique accueillie). La poésie concède souvent cette faveur, l'entente hors du commun, par translation en son lieu d'une autre espèce, où s'est opérée la concentration d'un sens inouï.La poésie est affaire de concentration où resserrer la bague du microscope, l'un des enjeux du fameux Ut pictura poesis d'Horace : le rassemblement, le ça-tient-en-un, ciselé minéral – émeraude ou silex ; ce n'est certes pas un problème d'imitation mais de concision d'éclat dans lequel une constellation s'est pliée. Il en irait, donc, de la peinture en son espace propre, ça pense en-peinture, et aucun autre langage ne saura l'épuiser. Derrière le jeu des cordes sensibles (de la vue à l'écoute des bruissements, du génial odorat à la force du toucher, et des touchés imperceptibles…), trône dans l'ombre, où de la rumeur s'entend advenir « le galop infatigable des mots » (Plath), l'instrument sans archet, l'instrument du sensible dépositaire de la langue seule, à partager le sentiment. « Quand les Grecs aiment un poème, ou le passage d'un poème, ils savent, ils disent volontiers qu'on n'arrivera jamais à traduire cela. Non point sentiment de fierté nationale, mais comme celui d'une unité profonde, soudain retrouvée… Quand on a le corps fait de tant d'îles et de montagnes, sans cesse morcelé par l'histoire la plus quotidienne, tout, oui tout cela se trouve dans la langue, riche, muette, inexplicable. La Grèce, se rassurent-ils, est hors d'atteinte. » Dominique Grandmont, poète, traducteur (Et Kazantzákis n'écrivait-il pas, lui, en voyage dans le Péloponnèse, de « l'éternel paysage grec », qu' « il a une unité profonde et, en même temps, une diversité incessamment renouvelée »… ?) La poésie, nous rassurent-ils, est hors d'atteinte. Mais (ce mais désolé), sommes-nous perdus dans la langue coupée de la Merveille ou démunis devant leur perte en notre présent-déjà ?
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On entendrait, de Là où l'ombre mûrit, certains vers, si peu de beaucoup d'autres dans l'image animée. On y réfléchirait, lorsque perdant l'image sonore, on se retrouve sur la berge du fleuve, sur le bord de la peinture en mouvement qu'est ce film (tenir aux mots au passage, celui du cinématographe, et aviser de la réduction de celui de vidéo, « je vois »…). Retournons-y (le temps est à nous, le temps de l'être : attentionnés), attention s'il-nous-plaît, replongeons dans le film une fois nouvelle (vous comme moi oublieux du lointain d'où nous fut soufflé quelque chose). Le poème du film repose sur cet appel, Regarde !Écoute une saison du regard, perçois ce que l'image sonore offre au-devant (des durées de lumière, des intensités d'ombre et de rumeur…), dans la texture de laquelle se noue et se dénoue le texte, plonge puis refait surface, se dilue ou se cristallise en rocher insondable – le dauphin. Réentendre, donc. Parce que nous ne cessons de porter la question de la fracture de l'être et du temps – ci-gît le secret, et court son inachevable pensée. L'obscur de ce qui y est prononcé est imprégné de cette blessure, et de son oubli ;Là où l'ombre… ferait l'épreuve de cette coupure sans forme, et sans nom. Je ne cesserai de me la réfléchir comme je demeurerai à l'écoute de ce qui pourrait m'être donné d'entendre du plus lointain, si proche de nous, pour tenter de l'informer, certes non pas la traduire, mais de l'induire, au mieux, sans mon pouvoir de la montrer du doigt, mais la projeter (dans l'espace homothétique du cinéma) bien qu'elle soit invisible et que nous l'entendons. Certes ce fut, c'est et cela demeurera un risque démesuré, mais (ce mais irrépressiblement adverse) face à l'outrance de notre époque. Que l'on pardonne les tentatives. L'ombre n'est qu'un indice du Temps (ce Oui interminable dont nos mots se sont à force distingués, coupés de l'incendie merveille, la Terre). Le temps milieu de notre malheur dont nous nous dissipons, à l'heure que nous dissipons, dissonants – la maladie sans nom. Le présent est-il, le nom encore, présence ?
À l'aune de notre absence future qui, s'étiolant, ne sera plus même absence, son négatif inexistant peut-être, pourquoi frétillons-nous, vains papillons regrettant Hölderlin ? (et qu'ont duré les images pop à l'être de leur seule reproductibilité, combien rayonnera la Jeune fille à la perle nommée… nature encore vivante et non morte ou bien si mal-nommée) — Non. C'était si simple pourtant, la sagesse du temps qui ne serait autre que l'aimer. Mais au moins aurais-je su notre détresse, pour n'« avoir vu, avant le terme, tout ce que l'on perd » (Rilke), que de gager sur « la langue riche, muette, inexpliquée », une fois encore.
F. G. suite à une conversation avec Joël Jouanneau