LA MÉLODIE D'ÉLANS
NOTES SUR L'AUTRE CINÉMA
De ce que les autres nous aiguisent, nous aiguillent, nous ralentissent ou nous accélèrent l’esprit, nulle preuve n’est nécessaire : un mot, un geste suffisent. Si peu d’attention se porte cependant sur cette influence commune de la réflexion, quotidienne ou socratique… Or si « l’idée vient en parlant », formule que Kleist a développée en réfléchissant sur l'élaboration progressive de la pensée en conversation avec autrui, celle-ci ne surgirait-elle pas aussi lorsque nous nous parlons à nous-mêmes comme à un autre. Lorsque nous laissons libre une place et que nous nous prêtons au jeu d’une voix autre, tant bien que mal, lorsque nous donnons droit à la parole d’un autre de nous – l’interne-locuteur –, quitte à jouer son propre avocat du diable, ou garde ou fou, sous le soliloque ou la voix intérieure d’un dialogue. Il s'agit là d'un dédoublement fréquent. C’est avec lui-même, devant des choses encore immobiles et muettes, des objets en suspens (des images, des textes, des sons) que se retrouve au montage le cinéaste solitaire.
Le film n’induirait-il pas le spectateur à devenir son interlocuteur ? Le film offrirait une parenthèse durant laquelle est offerte au spectateur l'occurrence de s'éveiller à des accords qu'il ignorait.
Un film est la composition d'une mélodie d'élans. Au montage, la conversation se passe essentiellement entre soi et soi-même autour de choses. Là où cette boucle interne se fait plus courte, le retour sur soi plus serré, le plan à monter élargit le cercle en tirant l'esprit vers un sens inconnu qui arrive ou, plutôt, qu'il faut aller chercher ; le plan donne du souffle, assouplit le bouclage par distanciation, espacement, durée. Il ouvre. Un plan posé avec son texte devient une borne de la réflexion dans le chenal (le banc de montage défilant), une balise (ou un espar, un poteau) à laquelle je ne cesse de revenir afin de dépister le prochain mouvement. Lorsque deux ou trois plans-balises sont posés, il devient possible de descendre leur cours, ce, d'innombrables fois, pour corriger l'onde (éprouver la justesse des bornes en leur cours), afin de laisser se lever le ton et l'accord générique du film, la forme de son élan.
La composition d'un film et celle d'un poème se ressemblent au moins sur deux points au commencement : l'insistance du grain nébuleux inaugural, ce grain d'un pressentiment du film futur ou du poème à venir, l'idée floue qui pique, et la solitude qui préside à son accomplissement. De la nébulosité de ce grain et de l'âpreté de cette solitude s'engage la recherche de l'œuvre ; la voie est longue, la marche est lente, mais quelques éclats seront recueillis. Or, si le grain se dilue en film, la solitude, elle, y transparaît-elle ? Le fait de réaliser seul la quasi-totalité du film, cette solitude-là apparaît-elle sur l'écran au final ? Faire un film pour soi-même ? Selon moi, l'hermétisme n'advient pas de sa propre solitude, du seul fait ne se parler qu'à soi-même, mais de la matière composée. Outre le fait que nous avons tout le loisir de faire œuvre hermétique seul, à deux comme à dix, et que tous mes films passent par l'épreuve, en avant-avant-première, d'un ou deux spectateurs proches, l'éventuelle obscurité des films proviendrait de la rencontre non fortuite, ou préméditée, d'un poème avec des plans qui peuvent lui sembler lointains, ne pas le regarder de front. Tout film, de ce point de vue, implique un petit saut dans le vide, un risque de part et d'autre. Ma solitude à l'ouvrage ne se voit pas dans le film, comme la solitude, en tant que condition posturale et non comme état d'âme, ne s'aperçoit pas dans un poème de Marina Tsvetaïeva ou de Sylvia Plath (je n'évoque dans cette Mélodie que les films-poèmes). La solitude, on l'aura compris, n'est que nécessité, tel le retrait et l'éloignement ou le silence propices à laisser advenir un poème. Dans le milieu du cinéma, cette solitude est aussi la cause puis la conséquence d’un isolement, dû à l’absence de règles préétablies de composition et des formes de film inédites qui en découlent, contrepartie d’une certaine forme de liberté quant au choix de ses propres contraintes – se donner carte blanche.
La solitude à l'ouvrage est propre aux films artisanaux ; d'ailleurs, ce n'est point être seul absolument devant la page ou l'écran que d'œuvrer en solitaire.
Outre que la réalisation de mes films se passe hors du circuit de production et de diffusion de l’industrie cinématographique, je revendique la manière artisanale également sur le métier (à tisser un film). Filer dans le pli de ses propres moyens et contraintes, déjouer la pauvreté de ce cinéma (trouver des solutions, pour un travelling par exemple, parer l'absence d'équipe…), ne pas gommer mais épouser le grain et les tendances des caméras, et surtout prétendre à la fabrication d'un film fait-main.
L'indépendance a un coût, celui de ne pas coûter, c'est-à-dire de ne pas compter par l'argent, c'est le prix sévère pour prendre son élan. Le cinéma différent relève du politique tel que l'entendait Duras non parce qu'il en découd mais parce qu'il est libre de la politique, de la politique de l'argent, il s'élève hors du cercle de ce pouvoir, hors industrie, hors des circuits qui sont les boucles de la répétition du même ; l'autre cinéma est fait main, à même le bord de l'abîme, ses films sont des films à risque (d'où parfois le terme ambigu d'essai poétique).
Monter c'est travailler à l’invention d’un sens audio-visible depuis le texte avec le son et l'image, autrement dit avec des choses intimement connues (ayant écrit le texte, enregistré les plans sous mon angle et les ayant choisis pour la composition) – la conversation allant, voguant à s’établir autour d’elles. De ce fait, une brume stagne sur la relation entre l’esprit et les choses qui l’occupent en ce que leur matière, à informer (à façonner, à donner forme, à se représenter idéalement, à former dans l'esprit…), la matière, donc, a déjà été contactée, croisée à l’esprit qui s'en occupe et, ce dernier, lui-même déjà éveillé, informé, croisé à ces matières qui l'ont capté. C'est de cet entrelacement que pourrait apparaître non pas un portrait mais le schème sensible d'une pensée en l'un de ses déploiements. Et dans cette brume, seules les très rares éclaircies, les distinctions claires entre la chose et l’esprit qui s’en occupe, clignent du jour où apparaissent comme telles qu'elles sont les images sonores, presque neuves, presque totalement oubliées, presque découvertes pour la première fois, comme on le dit du « réel » ; ce sont des instants décisifs, quant au choix des plans et à leur place, qui surviennent souvent après un temps plus ou moins long pendant lequel a été suspendue la composition. L'oubli joue son rôle.
Au commencement, le film m'entête d'une nébuleuse d'accords où gît sa vague mais potentielle idée, traversée de désir, rémanente, lointaine et inconnue comme on le dirait d'une langue ancienne promise à devenir nouvelle, devant soi ; l'idée en puissance d'un film qui balbutie avec des strophes, des plans, des prises de sons, d'où se sensibilise une pensée à l'ouvrage, sensibilisée au préalable de tout montage par la résonance abstraite de certaines choses entre elles. Cette pensée informulable recherche son cinéma. Elle s'éclaircit faiblement, elle se rapproche de son film, elle se laisse deviner, puis ce cinéma s’articule sur ses propres règles et il en redécouvre d’anciennes ; un film se lève, apparaît, une logique presque. Non seulement ces choses à agencer ensemble me regardaient mais elles me parlaient : elles me parlaient d’un film, d'un film à venir qui venait déjà dans cette idée méconnue (du monteur), inconnue (du spectateur), inattendue (des deux). La conversation dans l'atelier s'initie donc d'une entente, telle une dérive du vieil entendement – j'entends le possible des accords, j'entends ce que je dois faire mais je n'en comprends pas l'intention première, ce, du fait d'un vide qu'implique l'ouverture et l'absence de règles : la part irréductible et indomptable qui nous échappe, la part blanche qui nous travaille. « Mûrir le vide » disait Artaud. Dans cet échange, ce sont les plans et le texte qui sont sujets : ils me parlent avant que je ne les saisisse. Et j'affirmerais davantage : c'est le film en train de se faire qui me fait faire le film, dans un jeu d'interactions, l'œuvre tire l'ouvrage ; le film s'œuvre ; je suis le fils de mon propre film.
Le monteur navigue à vue dans la blancheur et non à l’aveugle, je veux dire qu'il construit avec des idées d'idée derrière la tête, lançant des lignes pour pêcher quelques caps et plantant des espars à travers lesquels se frayer un sens (signifiant sensible, sensoriel).
Il y a de l’être dans les choses du montage liées à l’esprit qui s’y colle, lui-même habité par ces choses, la ligne de partage reste floue. Une fois agencées, sont-ce ses prolongements ? — ses empreintes lointaines, les signatures de sa tension, les formes de son attention, d'une intension vivante ? … Ces choses où gît enfoui notre désir, ces choses devenues causes, ces causes obscures du désir devenues choses de lumière et dont la causalité, dans le montage, bien que de nature diverse (logique, métaphorique, chromatique…), demeure une force unique aux lois inconnues. Peut-être est-ce le principe premier de tout montage : lorsqu'une chose (un plan) devient une cause de laquelle s'enchaîne la chose prochaine et ainsi de suite selon l'onde de métamorphose propre à la composition. Ainsi un arbre ou un visage pris dans un film sont-ils différents de ce qu'ils sont en leur plan d'origine par l'évidente force de leur montage. Ceci est bien connu.
Les plans et les sons sont des enregistrements de l'entour dans la voie du cinéma direct, or la « réalité », une fois montée dans le film, paraît plus lointaine, ne pas être vraiment là pour elle-même ; elle a dérivé ou, plutôt, elle a été dérivée. La mise en question de la réalité advient des inter-relations d'éléments de natures différentes qui troublent son identité. Outre les mouvements de caméra qui relèvent de la mise en scène, cette dernière a lieu essentiellement au montage, dans le studio d'enregistrement et de diffusion de la boîte crânienne, autrement dit entre l'esprit et la main, où du grain nébuleux l'idée tente. Lors de l'alchimique composition de la matière, la mise en scène s'apparente à une mise en correspondances au sens de Baudelaire. La composition est le cours d'un mélange dans lequel sont impliqués différents niveaux de réalités, sur diverses couches dans lesquelles certains éléments résonnent ou déraisonnent entre eux. S'en fabrique autre chose ; ce qui est montré est une forme insolite de relations, une réalité trouble. D'où le caractère étranger du film, ce qui n'induit pas qu'il ne peut venir nous parler à proximité. De la métamorphose de la réalité, de son prolongement presque anormal apparaîtrait au grand jour une sorte d'inconnu du connu, qui reste difficile non pas à comprendre mais à concevoir, et il est difficile pour moi le premier. C'est que l'inconcevable, ce me semble, découle des micro-événements qui traversent le film. L'événement, qui nous est absolument extérieur, est l'inconcevable même, il tourne la réalité à sa force, la détourne, la bafoue parfois, et ce phénomène inédit, non répertorié, n'a pas de nom. Aussi, il peut arriver qu'une chose dans une séquence inattendue n'ait pas de nom, que la chose y ait perdu le nom ou que son nom ne serve plus à rien, englouti par le plan. On ne pourrait, d'après le plan, remonter au nom, au scénario, à un langage en somme qui existerait indépendamment du film, lire par exemple le livre du film, non : à l’inouï inattendu du plan s'ouvre une séquence nouvelle qui change l'ordre des choses. On ne sait pas ce qui arrive, on n’en a pas le nom ; le sens du plan est le plan. Le micro-événement, qui advient dans le film, est dans la trame une micro-faille qui, en tant qu'événement, nous échappe et par lequel le film bifurque. La tentative alors est de maintenir régulièrement des retours possibles non pas au trivial mais au concevable, disons à une corrélation simple entre l'image et le texte qui ne fasse pas événement mais contribue au ressaisissement d'un sens plus univoque, afin que le spectateur revienne à une sorte de point de ralliement. Du reste, la pensée, en sa propre rumeur, est traversée de micro-événements, sans causes connues ni noms, et la frontière entre ce que l'on nomme intériorité et ce qui lui est extérieur paraît poreuse sur bien des lignes de points chauds ou, plus précisément, en bien des moments dont le sens ancien était impulsion.
La composition des choses, au travail du dépliement, devient efficiente sur le banc où le film prend son premier élan lorsqu'un petit bloc découpé du texte et un petit bloc d'images-sons coulent dans le même sens. Le film prend son élan, bloc après bloc selon la découpe du texte : vague après vague, entre chaque plan-balise le film se polit, de la première image sonore aux suivantes et retour, inlassablement comme la mer façonne sa plage marée montante. Non pas polir la matière, l'égaliser, mais affûter dans le sens du défilement, affiner le courant, détailler le rythme du film (entre ses continuités, ses ruptures, ses ellipses), en descendant et redescendant presque indéfiniment son cours.
L'ensemble se compose dans le sens directionnel et signifiant du texte écrit au préalable de tout montage, c’est lui qui dirige le film et, bien que l’image et le son participent naturellement au rythme, le texte en pose les jalons : l’ordonnancement vient du texte, c’est le fil rouge, la ligne de force qui aimante à lui les images sonores qui, en retour, pourront le recomposer. Il faut donc attendre le texte sous sa forme d'apparition voulue (écrite à l'écran, lue en voix non moins off que médiate, indirecte ou jouée) pour commencer à composer, c'est-à-dire à croiser et décroiser des lignes. La ligne d'images sonores, selon le schéma de Jean-Daniel Pollet, croise en un point d'accord la courbe du texte régulièrement pour mieux s’en éloigner, et inversement, certes, mais sans jamais rompre l'accord. Autrement dit, un lien est toujours maintenu entre le texte et l'image et c'est précisément sur le travail de cet accord, de nature et de degré variables, que repose le montage.
Le sens du film n'est pas le sens du texte, mais celui de l'accord. Chaque rencontre de l'entour, chaque plan détient un sens audio-visible qui pourra, bien sûr, être détourné. (Le mot « visible » est plus riche que le mot « visuel », il ne comporte pas que la vue mais aussi la pensée, les objets de la prise de vue et le regardant ; il renvoie par ailleurs à l’invisible qu'il contient en réserve.) Le sens de l’image n'est pas plus pauvre que celui du texte : en filmant l’entour, nous nous apercevons qu’il est d’une richesse insondable, truffé de micro-événements qui font sens, des sens à voir et non à lire. Si le sens majeur d'un plan me paraît évident lors de l'enregistrement, le fait de tourner pour une grande part à l'aventure, sur le motif, laisse à la caméra le soin de recueillir bien des détails que je n'aurais pu ajouter ni surtout espérer de tel lieu ou de tel passant. Et plus le degré d'aventure est élevé lors des prises de vue, plus le détail compte et déterminera le choix des plans au montage.
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C’est de l’ombre de la caverne d’un crâne que l’on tait ce que l’on fait. Car nous l’ignorons ; une part de l'esprit baigne dans l'ombre (et les anecdotes importent peu). L’ignorance règne sur les premières idées désirantes d’un film, l’obscurité règne sur son commencement, sur sa manière d'apparition – comment, au fond, fait-on ce que l'on fait ? Mais de cette première ignorance résonne peut-être en écho dans le film une note, et le traverse l'obscure énergie qui préside à l'apparition d'une forme de son propre désir… Sans doute est-ce dans le bain de cette ignorance que le film, idéalement, replacerait le spectateur au commencement, lui-même en attente, en-désir d'un film tout en n’attendant rien de préconçu… Par ailleurs, il me paraît évident que le fait de ne pouvoir écrire le scénario en son intégralité au préalable est la conséquence d'un devoir de conservation de cette force initiale, la nécessité de ne pas épuiser mon désir dans l'imagerie d'un scénario abouti. Le nerf de la recherche doit être préservé d'un bout à l'autre.
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Je vous parle d'un film inconnu, je vous parle d'une manière que j'apprends, je vous parle d’un lointain, d'une inconnue de la pensée sensible, je vous parle depuis mon ignorance ; c’est de ce lointain que vient le désir d'œuvre, le grain, qui de sable en tête se fera germe, converti en cette chose presque vivante, l’hybride poème, un film. Un film s'est approché de nous et coule dorénavant à côté comme le ruisseau, de son propre chant.
L’étonnement tient en ceci que nul écart ne sépare cette ignorance et l’irréfragable intuition de faire ce que je dois faire, elles ne sont qu’une et même impulsion.
« Car ce n’est pas nous qui savons, c’est, d’abord, un certain état de nous-mêmes qui sait » (Kleist). Et c’est à cet abord antérieur à l'information du film, à cet état-source précédant sa mise en forme qu'il naît, qu'il est déjà né, en cette source méconnue de nous qui s’écoule de l'ombre de nous-mêmes. Partir à la recherche du film puisqu'il est là. De ce point obscur du commencement descendre le lit au point de son accomplissement, là où gît hors d’attente un poème qui ne sera pas entièrement écrit mais hybride : un poème audio-visible. Un film « hors d'attente » : « S’il n’attend pas, il ne découvrira pas le hors d’attente, parce que c’est chose introuvable et sans voie d’accès » (Héraclite). Certes, ne se recherche pas ici un savoir à la sagesse héraclitéenne mais, non moins hors d'attente c'est-à-dire précisément de ce qui ne peut s'attendre, un poème ou une musique audio-visible de la pensée, insécable de sa sensation. Un film qui ne pourrait s'attendre en ce que, en premier lieu, il m'a paru à moi-même inattendu tout au long du montage. Autrement dit, je ne sais pas quel film m'attend à chaque apparition d'une nouvelle nébuleuse.
Nous sommes nombreux à fabriquer ainsi, recherchant non pas à inventer mais les formes de cette recherche qui souvent ne ressemblent à rien, tout en ayant conscience du danger inclus dans l'expression même – « ne ressembler à rien » – incluant le moins bon et le mieux et nous en prémunissant. Ne pas être sous le joug de la tyrannie de la nouveauté mais sous la coupe de l'aventure.
À la force désirante qui unit le monteur à ses plans et le pousse à trouver la forme de leur rencontre au diapason d'un texte-source, se multiplie l'ascendance de la matière (image & son) qui dicte en partie ou incline le parcours du montage et qui, comme attraction vive, échappe à la maîtrise ou, du moins, exige un partage des influences quant aux décisions à prendre. La matière pense pour moi. Ainsi, pour une grande part au commencement, j’ignore ce que je fais sinon suivre tant bien que mal une entêtante abstraction, une floue idée fixe, une ligne de crête sur laquelle le sens est constamment en péril, la voie d’une force bordée d’inconnu, carte blanche en main ; ce qui ressemble à bien des situations… Tout comme le spectateur devrait ignorer ce qui va être projeté sur l'écran, non pas ne rien saisir mais ignorer ce qui arrive. Une exigence à l'ouvrage découle de ces conditions inaugurales, qui ne sont pas celles d'une méthode construite mais se sont imposées telles quelles dès le départ : devoir reconnaître l'inconnu et le couler dans une forme autonome, un film que le spectateur puisse recevoir en tant que tel. Une exigence des films de cet autre cinéma s'impose donc de mon côté lors de leur fabrication et de celui du spectateur lors de leur réception, et sa difficulté : reconnaître de l'inconnu. …
J'espère que mes derniers films sont des poèmes, et des visées audio-visibles de l'entour selon le déroulement d'une composition incluant les blancs de la pensée, les failles de la sensation, les bonds au-dessus du vide ! « J'ai sauté la barrière » écrivait Virginia Woolf à propos des Vagues, elle a bien dû passer de l'autre côté…
À la rencontre d'un être ou à l'éclair d'une idée, n'ignorons-nous pas la part majeure de ce qui nous arrive ? Cette ignorance n'aurait pas trait au hasard des circonstances mais à ce qui, en soi, survient. La chose sans nom, sans cause qui advient et se poursuit, que nous poursuivons et, alors qu'à sa suite nous courons, quelques poussières de réel nous aveuglent-elles et nous guident-elles ? Une idée nous arrive, elle prend place dans un canevas fluctuant, un moment de la pensée – flèche pointée dans le mouvement. Sommes-nous les auteurs de ce que nous pensons ? — Au mieux n’en sommes-nous pas les dépositaires, les passeurs, et les artisans ? Les idées ne sont pas notre propriété, elles nous traversent un moment ou se fixent, se cristallisent à d’autres idées, à d'autres choses, s'informent dans la matière de l'image sonore et s’y sensibilisent, s'y enfouissent ou s'y noient, s’évanouissent ou se métamorphosent, s'échangent, construisent. Idées, dons du ciel de la pensée. Que pouvons-nous en faire, en retour, sinon don ? si possible, si elles sont formulables ou propices à être informées, oui : les redonner en partage dans une forme (musicale, écrite, visuelle, mécanique, botanique, algorithmique, cinématographique…).
Seule la manière d'informer des idées, des images et des sons, cette manière aux mille couches d'influences obscures, la manière de composer dont nous savons si peu, nous est propre, peut-être. Informer les mouvements de la pensée en un élan accordé.
La beauté d'un film ne réside pas dans la beauté de ce qui y est filmé mais dans la manière selon laquelle est enrôlé puis composé ce qui est filmé ; de filmer les beaux objets de son désir ne découlent pas forcément de beaux films. Le plaisir esthétique d'un plan me semble trouver sa source à la confluence de la pensée et de la tenue formelle de celui-ci, lorsque la noblesse du plan – sa force –, sa justesse tient au caractère indémêlable de son allure et de la pensée qui l'a conçue (en sa longueur, sa courbe, sa place dans le film, sa longueur d'onde), ce qui relève de l'antique loi de la poétique : forme + contenu = 1, soit comment + pourquoi = 1. Un plan est une intention qui dure, nourrie ou percutée de micro-intentions textuelles, sonores ; l’intention est un élan, le sens du plan se déploie puis se coule dans une autre intention. Le cinéma est peinture en mouvement et peinture de mouvements, que le plan soit fixe ou porté sur travelling, lorsque les plans sont des enrôlements de l’entour et de ses figures, que le cadre soit conçu en conjugaison avec tous les mouvements de l’image elle-même et de la caméra. Du reste, l'écran de cinéma reste une sorte de toile de peintre posée devant nous qui précisément fait écran, nous séparant de l’entour. Le cinéma est, selon une certaine voie, dépositaire de la peinture et en partie placé dans la continuité de son histoire. Un tableau, de Piero de la Francesca à Van Gogh, est une image pensée, une mise en scène où chaque figure en son emplacement propre, les couleurs et le cadrage ont un ou plusieurs sens, perdus ou pas. Un tableau de cinéma est une conjugaison des mouvements dans le cadre de la pensée qui l’a motivé ; que le plan soit fixe ou en mouvement, la peinture est là. Le plaisir esthétique de tel ou tel plan de Pollet, Godard, Huillet & Straub, Antonioni, Tarkovski, Duras ou Van der Keuken m'apparaît être autant intellectuel que sensoriel ou sensitif ; s'y mêlent émotion de la pensée et pensée de l'émotion car la pensée aussi a la chair de poule tout comme l'émotion aussi fait penser. Lorsqu'une séquence nous touche, l’émotion devient peut-être une forme de compréhension individuelle absolue, de l’entendement pur. Car il est beau qu'un film nous parle, car il est beau d'entendre un film comme de s'en émouvoir. Cette beauté est ce qui, nous dépassant, nous grandit ; la beauté peut réfléchir et faire se réfléchir l'esprit, ni tant assourdir ou aveugler mais, de ce qui est, prolonger de la pensée l'élan.
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Chaque film devrait être une traversée bordée d’inconnu, un élan dessiné sur le vide, un voyage extraordinaire sur une carte blanche et non un trajet quotidien, et ce au fil du « sujet » (l'inconnu principal) qui se déroule sous nos yeux en sa propre forme de déroulement (cela restant, encore une fois, l’implication majeure de la poétique), ce que l'on ne peut écouter-voir autrement. Chaque film est une traversée hors piste, risquée.
Le texte des derniers films est le poème qui en soi, je veux dire abstraction faite des images et du son avec lesquels il travaille, reste dense. Or c’est la relation texte/image sur laquelle repose souvent un malentendu : les vers ne « disent » pas ce que l’on voit mais en sont échos dans la langue, une résonance verbale, et le plan n’est pas une illustration de ce que l’on lit ou écoute du poème mais une étendue de sa résonance. Texte et image demeurent inséparables : ils travaillent à la tierce image : le film (seconde et très ancienne implication majeure de la poétique, 1 x 1 = 3), le film ou l'inconnu qui vient paraître, lorsque la tierce image est la résultante d'un accord, d'un accord parfois ténu, parfois lointain ou d'un accord flagrant. Et plutôt qu’une incomplétude (le manque d'une indication, du moins d'un signe explicite), je parlerais d'un vide, de ce vide sous le film qui inviterait le spectateur à le tisser, le dénouer, le tramer. Liberté lui est ainsi donnée de faire la multiplication aux points d'ancrage et aux points d'accord lointain, c'est à lui, en partie, de développer le film ; en somme, c'est à lui de faire place nette, d'inaugurer un vide, de se donner licence, une parenthèse de pensée, oublieux des codes et des convenances quant à la fabrication du sens au cinéma, afin d'accueillir de l'autre sens (informulable autrement). Pour lui aussi, la carte est blanche. La majorité des convenances du langage cinématographique ne m'est d'aucun secours en premier lieu dans la composition d'un cinéma ignorant des règles sur la carte blanche et dont la résultante active, la tierce image, flotte dans l’ensemble d’intersection de l’écran et de l’esprit (du spectateur, et du mien étant mon premier public).
Que serait donc cette tierce image ? Sans détour, la tierce image répond aux premiers postulats de l'image poétique tels que Pierre Reverdy les posa : « L'Image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. Deux réalités qui n'ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement. Il n'y a pas création d'image. Deux réalités contraires ne se rapprochent pas. Elles s'opposent. On obtient rarement une force de cette opposition. » Tout autant que la tierce image explicite dans ces propos, m'importe en eux l'implicite accord que la venue de cette image nécessite : un accord plus ou moins éloigné. Dans l'autre cinéma, qui est un autre de l'autre cinéma, le cinéma conventionnel, se conjuguent au moins trois « réalités », le texte, l'image filmée, le son (prises de sons, musique, voix) et c'est dans les rapports de proximité et d’éloignement des trois éléments que se joue sa force, dont le nerf est le texte. La tierce image est le fruit de ces composants qui, signifiés ou signifiants, non-signes ou insignifiants, ont été choisis pour cet entrelacs.
C'est donc une affaire de couches de densité et de nature de film, de milieu de pensée, en fait. Ici, la poésie audio-visible. Celle-ci n'est pas de l'ordre du discours ni de la description ; elle ne communique pas. C'est sur ce point que s'ouvre l'immense et épineux problème de l'intelligibilité : la nature du sens du film n’est pas commune, le sens n’est pas forcément, par exemple, énonçable par une phrase à caractère causal sur le schéma sujet/verbe/complément. Le spectateur que nous sommes tous attend de comprendre or, si cette attente reste légitime, on peut néanmoins admettre qu'il existe divers modes de compréhension et une diversité de natures de film (avec leurs langues propres et non un « langage du cinéma », champ/contrechamp, etc.). Au cinéma, la manière poétique a pour caractéristiques désarçonnantes de ne pas être informationnelle et de détenir un degré élevé d'autonomie (vis-à-vis des références et des mots, des plans et des sons utilisés, vis-à-vis du sens commun, de la syntaxe, des modes usuels de pensée, décrire, convaincre, raconter, juger, etc.), et exige donc de nous laisser transformer notre manière d'accueillir des images sonores. C'est bien au spectateur d'inventer un mode d'intelligibilité différent du mode informationnel, narratif, didactique ou spéculatif. Mais nul mystère ni énigme ne réside au cœur du film ; nul sens voilé ni adieu au langage mais accueil de la langue où sonne sa part d'inconcevable. Ne trône aucun roi signifiant invisible derrière les multiples couches qui sont données à voir et à écouter en même temps, nul Donjalolo, d'Herman Melville, « inaccessible [roi de l'île] centre d'une sphère entre des sphères », lequel aurait la clé du sens : nul souverain secret. Libre à chacun de revenir tisser d'autres liens avec de nouvelles clés, venir une fois nouvelle écouter plus que voir, lire plus qu'écouter, en abandonnant la totalité pour les variations ; peut-être que le film lui-même est multiple, mais je l'ignore. Que cette densité ne s'épuise pas à la première projection, nous sommes nombreux à le souhaiter, que chaque film à écouter-voir soit une micro-immensité.
Dirais-je ? oui, que le film demande à l'esprit du spectateur de danser, de se laisser guider dans la danse, dans l'envolement, libre de ses automatismes, presque vierge, vers une pensée plus aérienne (loin du terre-à-terre, du moins au-dessus des rails), une pensée de la sensation ou une sensation de la pensée voguante et sans canevas, ignorante, mélodique des élans. Souvenons-nous de Kleist encore une fois, les danseurs devraient être des dieux ou des marionnettes : « la force qui les soulève dans les airs est supérieure à celle qui les retient au sol », soit : les lois du jeu ayant changé, il faut bien inventer les pas.
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