Peut-être évoquerais-je un Bien, dans toutes les acceptions du mot, et une noblesse d'esprit éventée, relents d'un romantisme que l'on croyait avoir brûlé lors des deux siècles qui précèdent, c'est possible ; mais un autre feu court toujours depuis ! et je ne saurais être le seul à veiller de temps à autre, presque chaque jour en vérité, l'éventuel regain d'une flammèche sur la paroi et – qui sut ? qui sait ? qui saura ? – l'ombre bleutée de la bluette dans la caverne de nos amis…
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« C'est quelque chose sur une table qu'il voit, La racine d'une forme, aussi bien que celle De ce fruit, un fonds, l'ange au creux de cette écorce,
Cette écale cubaine, émeraude à aigrette, Lui-même, il se peut, l'X irréductible au fond De l'artifice imaginé, son habitant
Et son commentateur élu. On pourrait croire Qu'il y a trois planètes : le soleil, la luneEt l'imagination, ou encore, le jour
La nuit et l'homme à effigies interminables. […]»
Wallace Stevens, Quelqu'un assemble un ananas
L'art de faire ce qui nous dépasse ? comme entendu on-ne-sait-où… Ce n'est qu'une différence de fait, peut-être microscopique, cette hétérogénéité, mais non une nuance, un degré : ce à quoi des « artistes » participent, de leur plein gré ou non, demeure un Bien qui vient de plus loin, de plus loin qu'eux, un bien qui les dépasse et dont les noms génériques, art ou création, se font les sources d'un mal-à-penser ce que ces mots devenus gras ont recouvert d'encre noire pour disparaître, tels des poulpes, dans l'océan du serpent-de-mer de la Création, la cause de l'œuvre. Et bien que je sache la peine de haute prétention encourue à s'aventurer d'éclaircir cela, et que cette tentative aura tinté d'échec – par la fêlure de ma cloche, d'autant que ma place n'est pas ici –, je sens que par l'aiguisement du nom d'ars à celui de bienlointain, une petite lumière pourrait étinceler néanmoins, une clarté dont il me plairait de dépister la nature, laquelle pourra peut-être passer pour une évidence à nos yeux mais nullement un mystère. Du moins est-ce ce que je recherche.
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De fait, ces artistes ou poètes ne sont pas seuls à participer à quelque bien qui les dépasse. Ainsi de la philosophie pour les philosophes, à cette différence que Platon avait déjà nommé désir l'assidue tendance à penser (philosophie), à aimer la sagesse – comme il y a de la beauté à connaître. Car, oui, c'est bien nommer désir cette force immémoriale qui nous pousse à l'ouvrage et à ne pas cesser ; et c'est sans doute la raison pour laquelle certains ne font que cela, à peu de choses près, comme de questionner cela, car cela qui les dépasse de loin les habite complètement : l'hôtel affiche complet quand il n'y a plus vraiment quelqu'un qui y loge (placé sous l'étoile de son ouvrage l'artisan rayonne en solitude et, loin de l'atelier encore, l'incomplétude souveraine ne cesse de s'emplir, de resplendir, de réfléchir la clarté, étincelante, grisâtre ou « soleil noir »).
Phèdre : « Mon mal vient de plus loin ». Ce « plus loin » c'est la déesse Aphrodite, « Ô terrible, ô rusée, ô tourment des humains » (selon Sappho, la dixième Muse ainsi nommée par Platon), ce mal remonte à la volonté divine qui exigea que cette reine fût folle d'amour pour le fils de son époux (c'est du bien tourné en mal, ce mal de Phèdre, un bien corrompu depuis les hauts attributs royaux des personnages qui les relient dans la tragédie). Ce lointain est divin, ou démoniaque, et l'amour d'essence céleste, comme il en irait de la folie. Mais serait-ce faire affront à Aphrodite ou à Éros que de proposer comme nomcommun de ce « plus loin » (céleste ici, haut loin dirais-je, opposé au mal des relations terrestres), l'amour même, sans dieu, sans auteur, sans Nom ? Une pure force. Et sur la terre du désir, la traversée de cette force : l'amour nu, l'amour sans attribut, qui nous prend à l'égard de cette autre, celle-ci et nulle autre ! nous enrôle, nous abat, nous malmène et nous hante, nous tue parfois, nous aime aussi, nous affole (« malgré elle », Sappho) ; elle nous aimante, nous ravit, nous expose, cette force infiniment plus grande que nous, beaucoup plus ancienne que nous et qui demeure aujourd'hui notre contingence à tous, un joug prochain, et duquel nous tombons malades, fous… amoureux. Cette fougue impersonnelle, cette force d'être, pourquoi lui attribuer une origine divine ? Est-elle inconcevable autrement que située sur l'Olympe, siège de toujours nous dépassant, nous et notre libre arbitre sur Terre – fous de désir ? Jusqu'à ce qu'Amour devienne un dieu sur nos tableaux ou sur les socles de nos parcs… -- Parce que la raison ou la déraison des dieux nous demeure à jamais inconnaissable, elle nous dépasse depuis ce point d'absence de ce savoir, comme de l'absence de cause et d'accès. En nos mains des noms propres, seuls : Éros comme Aphrodite, deux noms parmi d'autres pour donner le change, des noms de l'inconnaissable, ici cause du désir. … Lorsque, cependant, à Lesbos… : « Il me paraît égal aux dieux l'homme qui, assis en face de toi, écoute ta douce voix et ton rire charmeur qui affole mon cœur. » …
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Combien l'art et l'amour sont du désir les forces cardinales de sa dépense ! De la force des forces, le désir, celle de tout élan : l'Élan des élans tendu vers l'étoile. Frappe en effet d'airain cette étymologie, être face à l'absence d'étoile, de l'astre attendu ; sinon preuve, s'ouvre la piste : désirer c'est désirer l'apparition de l'astre qui nous lève, nous inspire le cap, le souffle et la navigation, le cheminement (et qui préside le haut plaisir de cheminer). Or, l'absence antérieure de l'astre est relative en ce que cette étoile instigue le désir d'une certaine forme de beauté à une « âme » dont cette dernière serait déjà « grosse » (Platon), d'un grain en nous stellaire, amorce de quelque ouvrage à venir. L'impression se fait jour alors que dans le désir propre à l'art, encore une fois inconnaissable, se jouerait la conjonction du « manque » (on ne désire que ce qui manque dans Le Banquet) et du débord ; le manque y surabonde, le manque « enfante », il est en « excès ». Manque ou trou noir du désir, l'étoile fantôme ou l'astre négatif pèse de tout son poids suspendu de ses œuvres incréées ? Peut-être. Planète dont la carte ressemblerait à celle de La chasse au Snark de Lewis Carroll… Le cheminement, la mise en œuvre, notre participation au rayonnement de cet astre, implication selon notre mesure à cette démesure, avec la plus irréfléchie des humilités ou l'outrageuse indécence de la vanité la plus inconsciente ou la plus rageuse, en fait son invincible et altière beauté ; d'où notre dépassement, en ce que c'est le désir à l'œuvre qui nous déporte alentour de l'aiguille tremblante de notre conscience, depuis un lointain et à l'orient de son astre. Et de ce lointain, je le puis dire de son ère, l'Antiquité des hommes, tel est notre langage : de toute antiquité, ce qui se place avant, c'est-à-dire au-dessus de nous ; et ce lointain est aussi bien à venir car l'Antiquité nous attend (le Lointain devient ainsi un autre nom du Temps, de ce temps qui ne passe pas, « Je suis une force du passé […] plus moderne que n’importe quel moderne » – Pasolini) ; « car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans » (Stig Dagmerman).
Or cette force étrangère, de ce désir articulé, impulsé d'énergéia, nous a toujours paru familière : bien qu'elle nous dépasse de si loin et qu'elle nous étonne indéfiniment, nous en suçons le glaçon chaque jour ; lorsque, cependant, l'âge venant, les ouvrages s'accroissant, les œuvres s'élargissant en leur propre delta, la conscience de l'Iceberg poindrait, avec l'éventualité à l'esprit presque naturelle, en ce que l'Iceberg n'est pas nous, selon laquelle il sera peut-être moins fugace à fondre… Qui saurait ? Mais il fondra. (Tels ainsi dépassés que nous aurons été par le bleu frappant les flaques de mer où ces amas nuages si hauts montés en neige, tels ainsi amoureux de l'entour émerveille, comme d'« une simple goutte », A. Tarkovski, d'un ananas ou d'un freux noir pas temps pluvieux, S. Plath…) Saisis lorsque emportés, comment pourrions-nous taire ce saisissement, cette flamme ? Et en quoi nous ordonnerions-nous de nous taire ? Quand il en va de notre vie qui ne s'y sacrifie pas, au contraire ! – Qui en brûle sans s'incendier (ou bien alors à feu doux, à force…). J'avais à le dire. Ceci est autre qu'un supplément (d'âme, de force… que sais-je ?) mais un excès, qui peut, oui, se révéler de trop (trop vaste, trop loin), nous terrasser de par la démesure du noble brasier et de son souci quotidien, comme de son feu nous calciner ; car vers cet aimant noir, dans le ciel étoilé de notre nuit, une vie sévère s'oriente, comme hameçonnée par une ligne amoureuse, et sans un être parfois à aimer… Depuis cette beauté "effrayante" (Platon), scandale en elle-même, – I died for Beauty – But was scarse… (E. Dickinson) - à celle qui nous "dépouille" (Plotin). C'est notre feu. Naturellement poièsis (« la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l'être », Platon encore), puis la cosa mentale de Vinci. Rien de moins… Aussi combien la partie est vitale pour ceux qui ont été attelés à ce désir antique, à qui a été accordé le privilège d'être des atomes aimantés de cette longue force, aujourd'hui, aujourd'hui encor ! vivre au cœur de ce désir enchaînés : ils sont là à pied d'œuvre, à la merci d'un lointain désir qui les dépasse. Une manière de tenir à la vie – ce risque, le rocher escarpé.
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Alors, en irait-il de tout désir de fabriquer quelque chose plutôt que rien ? Une brosse à dent, un jardin, une escalade… Pourrais-je nommer ars (les ars étymologiques) l'amour de faire incluant l'amour du beau (Platon toujours) ? Certes, les notions de dépassement, d'émotion ou de sensation ne leur sont pas exclusives, aux ars. Mais que l'on m'accorde un dernier point : la beauté. Pavé ou porte ouverte, c'est au choix. La singulière beauté artistique entretient une relation privilégiée avec le Bien évoqué. Quel est ce bien ? ce bien qui vient du plus lointain – l'astre nécessaire – l'étoile sur laquelle tentent chaque jour de s'aligner nos grains de sable. Ce bien immémorial, qui n'est pas du pain, et depuis lequel comme devant lequel nous nous inclinons au chevet des parois recouvertes de peintures d'aurochs et de lions, est le soleil de notre nuit –« J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène… » écrivait hier Gérard de Nerval. Voici : le Bien est le Gratis : ce qui survient « par manifestations de faveur, par grâce », la beauté même d'un arc-en-ciel… Et la cause sans nom devient alors : Pour l'amour de l'art. Gratuit, ce désintéressement (Kant), de tout utilitaire, n'est pas le privilège des riches, mais le bien rare trésor des pauvres ; à nous d’œuvrer gracieusement.
Ce n'est pas la misère qui nous interrompra l'art, c'est la richesse sans fond de ce Bien qui le fait se poursuivre gratis de toute antiquité, sa clarté : faveur folle accordée, l'autre musique :
« […] Hélas l'ombre étoilée Et le jour qui la suit ou bien qui la précède Nous traînent à la mort. À la mort chacun cède. Mais je désire encor… Mon âme désolée Goûte encor le soleil et les fleurs printanières. Les bêtes vont mourir au fond de leurs tanières, Mais je veux jusqu'au bout savourer la clarté Et vous aimer… » Sappho