ENTRER EN POÉSIE, la première note
EXTRAIT
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L'ensemble de ces notes est un rapport, le journal de bord d'une traversée, laquelle ne s'achèvera qu'à la quadrature du cercle – nous ne saurions oublier la poésie depuis qu'elle nous a contactés. Ces portes ouvertes sur la nuit scintillante font témoignage de ce qui résiste de vraiment vécu en-poésie. Évidences qui pourraient être l'objet de controverses, de divergences, de réfutations, d'agacements ; c'est la poésie qui mène la danse, la poésie pousse, déborde, exagère.
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De la poésie, que d'étonnements, de tentatives et tâtonnements pour en exprimer au plus près la spécificité. Je crains de m'y essayer car je sens quelque chose d'intouchable, d'intouchable par les mots mêmes. Il est vrai que mon passage dans la prose m'y contraint, je veux dire que je pense tous les jours que ce n'est pas la même chose qu'un texte, un poème. Que ce n'est pas la même activité. Tout lecteur sait bien qu'il ne s'agit pas de la même chose. Je ressens en poésie la proximité inaccessible d'un mélange entre les noms et les choses. Des noms réels… non, à l'épreuve des noms leur frottement aux choses est senti comme réel, un éclat qui pèse dans la tête, un nucléus, une chose. Ce frottement est plus vif, plus physique. La poésie cogne. Ça frotte. Bref, le rapport entre ce que l'on appelle le signifiant (le nom pour la chose) et le signifié (la chose sans nom, mais une chose existe-t-elle sans nom ?) est problématique (problème : ce que l'on a devant soi, que l'on jette en avant). La difficulté d'aiguiser un vers n'est pas, je le vis, de même nature que celle d'articuler une phrase.
Une brume stagne autour de cette chose poétique où le mot « mot » et le mot « nom » sont censés être différents. -- La poésie est une opération alchimique du commencement où elle nous demande de transmuer des mots en noms, que ces mots soient ces noms-ci devenus dans le clos distinct du poème. … De la poésie, je ressens un départ, du moins la possibilité d'un départ. Je désire tellement me faufiler par la faille si étroite, de me faire feuille et de filer gambader en poésie, m'en nourrir les jours et le cœur jusqu'à ne plus pouvoir revenir, non pas alourdi mais un petit arbre devenu, avec mille fruits à l'intérieur, un petit arbre qui danse. J'aimerais tant m'y glisser, en poésie – vivre là.
Qu'importe la santé, toute la santé, si un poème est né. C'est présomptueux mais enfin c'est ce que je pense rapidement. Et peut-être qu'à l'envers gît une pudeur ou une abnégation de soi.
Écrire avec les yeux, la poésie – des yeux tournés à l'intérieur regardant l'extérieur.
Quelque chose du jeu d'échec, une sorte de mathématique, oui, comme si un résultat à escompter existait dans l'absolu et qu'il fallût y parvenir en « calculant » d'innombrables combinaisons. Avec essais, erreurs, impasses et touches.
Mandelstam a écrit que les mots sont des pierres. Cette part concrète, je ne sais pas ce que c'est. Si l'on se réfère au texte comme trame, je ne sens pas, à la lecture comme à la fabrication d'un poème, de tissu, de tramage ; c'est nettement plus cristallin, ciselé, minéral – émeraude ou silex – constellé, pierreux. Après avoir réussi à poser quelques vers, je me sentis redevable d'un plus, d'un éclat de silex en plus, non de la pierre taillée mais de son éclat l'étincelle gravée dessus. Écrire la poésie n'est pas écrire pour des prunes, fût-ce pour le chat de Walser. Pourquoi ? — Je n'en sais rien. Restons prudents cependant, la poésie peut disparaître aussi vite qu'elle m'est apparue (à écrire). Je pourrais envisager d'écrire de la poésie pas-pour-des-prunes pour des prunes sans m'en ombrager ; de ce point de vue la poésie sauve.
Écrire : casser des pierres, davantage encore des poèmes !
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