TROIS FEMMES dans LE SILENCE VAINQUEUR à Sylvia Plath
FÉLINE I : Depuis l'ajour où je l'ai vu, le jour – il y a trente ans –, depuis cette pluie d'or qui me prit par la main, depuis cette aube où la lumière me dépeignit, elle ne m'a plus quittée, du bout de chaque doigt comme prolongée d'azur de mes éclats d'iris à ma chevelure ensoleillée, un long écheveau de lumière non seulement me donne de paraître sur, sous et à travers ses voiles, comme en ses cercles de clarté, mais me transporte d'une journée l'autre sur la pointe des pieds, m'ayant, la lumière toujours, peinte douée de petites ailes si fines qu'à leur battement éthéré les moustaches du chat ne s'en émeuvent à mon passage. … Certes, depuis mon souriant retour, le Persan ne louvoie plus à mes chevilles… Croit-il pouvoir séjourner du seul côté de son règne ? … Pourtant, entre ce fauve miniature et la flamme que je crois être, un échange, oui, de quelque grain commun dans nos veines respectives, une certaine tournure des yeux, en ces longs acquiescements de nos paupières baissées si lentes à dessiller leurs braises bleues, une pause, une certaine langueur et une certaine hauteur, ainsi, du regard, oui, une provenance d'ascendance plus lointaine que l'île de Lesbos, un air de famille Amazone… nous apparentent tant, lui, ce lynx de silence, et moi, que ces nombreux rapprochements, pour n'évoquer que ceux dont les noms pourraient exister, me suspendent songeuse aujourd'hui, comme demain cet aujourd'hui nouveau, et me laissent à penser que c'est sans doute la manière amoureuse d'un félin de cajoler un secret de parenté entre nous, que de ne point broncher à la moindre vibration de mes ailettes invisibles – comme si de rien n'était, alors qu'il voit tout de moi. … Mais depuis quelques jours le chat me regarde de plus loin, c'est vrai ; et il n'est pas le seul… Cependant que je sache avec certitude ne pas représenter, à ses deux yeux tigrés tout du moins, une déesse orientale, il me semble que j'impose malgré moi, car sans savoir le faire dans la pratique, une sorte de distance, un espacement, la réserve altière de l'étrangère – peut-être. … Ainsi me discernerait-on d'un lointain, d'un lointain qui jamais ne fondrait tout-à-fait, un pan céruléen à la frange pourpre et nuageuse subsistant autour de moi jusqu'à mon regard, imbibe ma silhouette et m'éloigne. … Ou peut-être ce tigre lilliputien s'est-il retiré dans le mutisme le plus buté à la venue de ce nouvel enfant couronné au soleil de mon propre jour… ? — Par jalousie.
FÉLINE II : Depuis mes yeux papillonnent là où galopent mes doigts sonnant les touches multicolores des commencements sur le divin harmonium, clairière primeur de l'enfantement coiffée du tissage des hautes strilles des martinets bleus-noirs, renouveau qui ne cesse de croire, et nous préserve d'une lassitude dont jamais ne chanterai la complainte, à cette mélancolie je demeure hors d'atteinte, je me le promets, mon enfant, car l'essence de la nouveauté m'est en elle-même le renouveau, ce printemps secret qui brille dans tous les œufs, saison soleille sous laquelle tout est neuf, à même la mélodie inachevée sur les tapis de lumière. … Quelle louve, quelle licorne, quelle lionne ? viendrait de son propre chef me contredire… Et le cœur de ce cycle sans fin – sinon la fin de retisser à l'infini les fils de haute lice de notre interminable tapisserie –, le cœur, donc, de l'Harmonique qui nous dépasse d'un éternel lointain, cet astre de son propre vide jamais n'est apparu sur les horloges… Nul cadre où figure en effet le sublime nombre, plein il est vrai comme un œuf : zéro Zéro n'englobe les aiguilles des cadrans, une fois pour toutes… Or celle-ci est mon heure… une fois pour toutes… et zéro est son chiffre. … J'habite l'avant des métaphores ; je suis en paix. Sages les pierres de la demeure autour de moi couronnent, le livre de Sylvia lévite dans la lumière, j'allaite l'être renouvelé dont le doux nom est nouveau-né :
« Femme, paisible à son tricot,
Près du berceau en noyer d'Espagne […] »,
mon corps est au chaud, trop enivré pour penser, à siroter ainsi, avec mon fils, du temps le miel lacté.
FÉLINE III : Suivant le tracé des raies digitales sur le jardin ourlé, ce que je vois est ce que je pense car c'est par le miroir de mon œil éclairé que je me berce l'attention et réfléchis ces bijoux colorés par ce compas inné, les nuages comme les fleurs de genêts s'impriment de pensées qui s'y mirent et me regardent ainsi miroitée tel une boucle d'or à leur ramille – pensantes, elles en moi ; la mer aussi, comme le sucre saupoudré sur le thé vert d'Asie, la mer s'est déposée en moi au bain du jour, son sel rose s'est posé sur mon sang bleuet aussitôt ravivé, tout comme l'île dont je suis évasée le tournesol cuivré sous le gong azuré du firmament – tout élan me revient parfumé de la distance entre les abeilles à tête noire frappée du blason argenté de l'astre nourricier et les étoiles épinglées derrière la nuit bleu ciel. Et quels chapelets ! de quelles perles de lumière ai-je souri ! Je suis de ces planètes debout et souriantes du Globe ! Ainsi d'aujourd'hui, toujours oui, le sourire lazulite aux yeux clairs, bien qu'aminci peut-être, plus effilé, mais surtout de ma vue le point d'ancrage plus resserré, tel le faisceau d'un phare inversé vers un point nébuleux, éloigné, et néanmoins unique – là-bas. De mon regard spéculaire, aimanté par l'ombre de la côte terrestre qui tourne sur elle-même alentie de sa masse ancestrale, là-bas, de l'autre côté de ce profond courant océanique à la surface frappée d'ardoise, je couve un crépuscule – une avant-nuit, oui, vient à ma rencontre. À l'œil salée d'un âge lointain, je me vois chaque soir défier le continent où sourd de cette couleur vert olive brunissante quelque halo de terne kaolin, au nord, depuis mon île bleutée couchée sur le sud dont je suis pénétrée, et où habite mon regard désormais à l'horizon de cette terre de clochers, de cheminées, d'avions qui atterrissent, de tombes… là-bas ; ici où habite mon esprit, en l'île oblongue, roc aux franges grisées par les vagues et les remous du sable, qui le regarde, oui l'île aussi le regarde, le bord du monde s'endormir dans la rumeur brunâtre des terres, de si vielles terres que j'en entends encore passer du troupeau les clochettes dodeliner de l'antique couchant, à tendre l'esprit de mon asile de roche et de bruyère – si jeune paysage devenu pays de mon âge reculé, de ce regard porté d'une île à ce rebord où tombe, là-bas… – le continent des croix, à une distance dès lors incommensurable de mon miroir – comme de son éclat voilé, déjà.
L'ombre du jardin recouvre mes pieds de marbre.
***
ALPHA URSAE MINORIS I : Alpha Ursae Minoris est son haut titre depuis l'antiquité ; tardivement ai-je appris ce grand nom antérieur à celui de mon étoile du Nord, cette petite ourse polaire qui danse scintillante dans les yeux de certains enfants, et qui de mon tout premier âge fut l'épingle où la pointe cardinale de laquelle s'est tendue au-dessus de moi la voûte noire et bleue du ciel, comme il est dit, je crois, de la terre grecque antique – « au-dessus de la terre bleue et noire »… ; or à cette étoile sur laquelle se tend encore mon regard aujourd'hui, de temps à autre, je m'interromps. Car à ce jour persiste dans les pupilles de mes yeux pers un fragment de cet astre qui glace un moment mon regard, surtout la nuit ; je m'interroge ; ce minuscule tesson d'étoile dans les yeux pétrifie ma vue d'un éclat enfantin, ou semble m'obnubiler l'escarbille de l'enfance d'un feu, qui me tiendrait en joue quelques instants, en plein silence ; non que, furtivement, je me revoie jouant à la marelle sous les étoiles et m'absente au souvenir de la petite fille que je fus – que je suis, mais comme si ce fragment stellaire imprimé ou, plutôt, implanté dans mes pupilles, depuis Alpha Ursae Minoris, là-très-haut, me rendit de ce tout premier feu l'éclat espiègle d'une douce mélancolie – Melancholia qui, de temps à autre, surtout la nuit, coulerait dans le miroir de mes yeux telle une rivière au ralenti, mais sur quelques secondes seulement. Et du fond de cette rivière obscure à la lente longueur comprimée, l'esquille de diamant de mon étoile du Nord apparaît et me glace la vue de pénétration, suspens ancré à une de ces profondeurs inconnaissables, juste au bord de je-ne-sais quel gouffre bleu. … Je fus donc placée sur le sol à partir de l'étoile polaire, brillante Alpha depuis laquelle je dansais parmi les herbes hautes de ce jardin inoubliable où je grandissais sans le désirer vraiment, grandir, et sans en connaître la nature, de ce grandissement, je grandissais alors avec l'Immuabilité même au-dessus de la tête ! Ce, depuis que je suis née, « sous mon étoile » me souffleraient les fées penchées sur mon berceau. … Nous naissons sous l'éternité. … Nous ne l'oublions pas. … Et la neige ne tombe pas des étoiles. … Combien au regard de cet astre polaire je pris un soir conscience de la fin extrêmement alentie d'un long sourire involontaire, je m'en souviens aussi. … À lire la Voie Lactée, nul besoin d'être prophète ou poète pour s'apercevoir que notre Galaxie ordonne mille offrandes, Petite Ourse, Scorpion, Vierge… comme autant de feuilles d'argent dentelées et persistantes qui ornent le Grand Temple Noir.
ALPHA URSAE MINORIS II : … Regarderais-je comme je suis seule mais d'une manière que je trouverais, si je me voyais réfléchie pour de vrai, toujours droite, port altier, cependant atteinte d'une extrême fragilité en tous points depuis le commencement, si je me revoyais dans le miroir qui longe le chemin ondoyant de mon existence qui n'est pas un roman, ce, depuis que je suis toute petite, donc, d'aplomb mais sensitive du cœur pensant jusqu'au bouts du nez, ma foi, oui, cette solitude que je verrais en moi, je la trouverais si… naturelle. … Il n'y a pas d'autre mot. La solitude m'est naturelle. … Suis-je la seule à si naturellement vivre seule ? … À mon silence. … Mais qui parle ? … Qui me parle ?! -- Je n'entends à proximité que plaintes esseulées, désespérances et abandons, alors que je vis seule en toute sérénité et plénitude, ici… Dois-je de cette habitude d'être me sentir coupable ? … De persister ainsi en ma solitude – confortable ?… La solitude que j'habite. Ma solitude innée, couvée par mon étoile polaire de son immensité noire puis bleue depuis le commencement. … Suis-je seule à ne pas éprouver le besoin d'être consolée ?… -- Oh, je n'en retire aucune fierté, et comment le pourrais-je ? … … Je ne suis pas l'auteure de hauts fait de solitude parce que je vis seule au naturel ! … Et je danse au secret. … Mais ma saison à ses bords vacille, ma saison reste fragile… … Ma paix du moins n'est pas de glace. … Des faits de haute solitude, il m'en a été confiés, murmurés, déplorés, et j'en ai lus et j'en ai déclamés, d'innombrables, rares et sublimes souvent, des récits, des poèmes, des lettres, de femmes surtout, juvéniles parfois, au combat, dans l'arène livide de l'esseulement, piégée au nœud coulant d'un isolement si glacial que parfois, fêlée, brisée, exsangue, une jeune femme décide que cette solitude sans fin ne peut véritablement s'achever qu'avec la sienne en propre. Oh… Je vous donne ma voix… Plus que vous la prêter, aujourd'hui je vous la donne, je vous donne ma voix ! Je vous donne toute ma voix !… Oui ! Ma voix toute !… Toute… Oh…
ALPHA URSAE MINORIS III : La masse argentine de la mer frappée à l'enclume bleue de l'astre à son zénith barre les murs des remparts, la mer remplit l'horizon – derrière le mur, là-haut ; puis, poussée par une force d'attraction sous l'ombre de la muraille, je ne vois plus rien, dans l'obscurité douce de l'étau, à contre-jour. Furtif l'aveuglement, les mains sur les yeux clos, je ne suis pas une pleureuse de cimetière, ni de marbre – éblouie. Éblouie et silence. Silence tapi sous la rumeur de la mer qui, ample par derrière les hauts murs de granit, étincelle son été à chaque vague sur la pierre. À l'oreille savourant en cet étang moucheté où plane du vert dans l'air, dans la chaleur pénombre des châtaigniers, au cœur de cet écho où mon pouls recherche à s'accorder, s'oublie le chiffre des saisons, au battement du ressac. …
Les mots sont loin, désormais. Peut-être le furent-ils depuis notre berceau ; ils le seront restés pour moi, au loin, et je l'ignorais. Ils n'atteignent pas le cœur, ils ne le corrigent pas ; les mots ne nous épousent pas, ils ne nous tiennent pas loyalement compagnie. Nous confiant les uns aux autres, nous délayant, nous proférant, croyons-nous résorber la marge qui nous cloisonne de nos côtés ? -- En vain. À cette mienne saison vespérale, cela seul je le sais. … Lors je me souviens, certes encore de ces mots, des vestiges d'un chant : Et dans la distance j’écoute / m’écouter la distance. / … Seule, ce qui a eu lieu – séparation / tenons dans la distance… Les mots ne nous la feront pas oublier, au contraire ils nous la rappelle, suspendant la distance, oui, peut-être, mais si passagèrement. … Suspendue, mais une seconde sur des siècles et des siècles ! la solitude qui ainsi a vaincu, vainc jusqu'au bout. … Les croyait-on avec nous, les mots demeurent entre nous, émissaires d'une alerte intranquilisable. … Les mots nous nourrissent, quelque peu, mais chaque jour nous avons faim de nouveau. Je parle des affamés, pas de moi, je parle au nom des affamés ! Affamés de ce qui ne portera aucun nom ! Ils sont légion, à se battre avec des mots pour trancher le silence de mort qui se reforme telle une brume autour d'eux à chaque nouveau coup pour rien. …
Ou bien alors dans la clarté de certains vers, mais en haute solitude, s'estomperait peut-être, un peu, de la distance, par ces noms destinés à tous, à lire pour soi, des mots à soi, qui nous trouvent et nous gagnent, nous assemblent, bientôt te tiennent, te lèvent, les secourables, oui ; si proches, maintenant, que le cœur apaisé tiendra le coup du jour, encore une fois, oui, et ton sourire réfléchit la plus intime des reconnaissances envers le messager qui adressa ses stances dans le courant vif-argent des mers – à personne. Cela peut être. Mais en haute solitude.
***
WHITE GODIVA I :
Haute fut l'époque d'où traînent encore
Quelques chardons ardents
Flammèches de silence honorées,
Mais l'ombre ces flambeaux ne prémunit
Certains vacillent, s'éteignent alors
Sur le tarmac de Babel
Au battage de mots morts.
Lors craindre l'extinction en nos mains
La chute des chapiteaux futurs d'où s'élèvent les voix
Où l'avènement des parcs confine à notre atome
M'intime jusqu'à demain
De décocher occultes les flèches du vieux carquois.
Si folie de jeter du navire un cadavre
De ce dit bien commun,
Forcenée je l'éjecte – ne bavarde,
Ma braise funéraire dans la barque
Sur un rivage lointain ravivera ses prochains.
WHITE GODIVA II :
De trois hivers fantômes, ai-je fléchi ?!
-- J'éteindrai l'automne las
Au tout premier piaffement !
Dans son cheval me hisse
Vers la cinquième saison
Cette voix que j'escorte
Lors Godiva future
Me couronne l'infante
Au mouchoir résolu ;
Suis-je la rosée de l'aube ?
Parsemant au pied des portes
Un à un les pétales
Du haut de la croupe fleurie
L'aigle au cœur du fanon !
Qui ? dans la citadelle
Quelle bile rompue ?
Ombragera à présent
Ma trop blanche ancolie
Cet élan d'inconnu
Que nul ne sait dépeindre
Recueillera l'incendie
Que nul ne sait éteindre
Et qui me ferme les yeux
Et m'affole les mains
Amadouées maintenant ?
De ce silence imbue,
Celui que l'ange mûrit – Maria
Et non celui de la mort
Silence qui a vaincu – Rainer,
Et d'où la fleur versicolore
D'elle-même s'élèvera !
WHITE GODIVA III :
Les jeux d'éclats miraculeux,
Sur la mer fatiguée,
Et les phares sont éteints,
Depuis le déni de l'ombre ?
Enfouis vestiges concassés radiés
Sous mortes plaines
Lors les lucioles au firmament sauvées
Ni l'herbe farine ni de l'azur chues tes prunelles
Ne s'iriseront à la clarté du mystérieux écrin
Telle une figue retroussée
Sur le parking-gril.
La lumière brûle
Par le feu la sœur lumière a brûlé
Et dans son œil grésille
La fête innée finie.
Comment dès lors chevaucher l'arc-en-ciel ?
Depuis des siècles d'or – à contre-vie.
M'enhardir de jeunesse
Sous le ciel bleu pétrole ?
Qui circule en nos veines
L'ultime information.
La Nation dévastée je ne m'agenouillerai pas
Pour plier l'étendard
Dans la souvenance poussière des flambeaux
Inouï Passé au-devant dès le départ
Ferme la marche du mystère le Rideau !
Dans le dos l'infraternelle guilde
Qui des singes comme des frères
Dissèque le caillou mort
« Aux profits comptent sévices »,
L'esprit s'appelle cerveau.
Mais au souvenir du bien Immatériel
Une brèche sur le dehors enfant
Je cavalerai avec toi, Ariel
Car la vie ne sert pas !
FIN